L. Ladouce: Sécurité humaine et responsabilité humaine en Afrique
Tuesday, June 1, 2010
On peut distinguer deux grands aspects de la sécurité humaine!:
- un aspect objectif qui libère l’homme de la peur et du besoin en agissant sur les insécurités venues du dehors. Celles-ci sont dues à la nature (risques, fléaux, accidents) ou à l’activité humaine (violence, irresponsabilité, négligence, malveillance).
- un aspect subjectif, qui libère l’être humain pour des valeurs et le responsabilise. Incarner ces valeurs rendra le monde bien plus sûr.
Prenons le cas de la sécurité routière. Il faut rendre les véhicules plus sûrs, améliorer les chaussées, et tendre vers des signalisations et des itinéraires plus simples, clairs et fluides. Le plus grand danger toutefois n’est pas celui qui s’abat sur le conducteur et les passagers, mais celui qu’ils créent. Bien conduire, c’est d’abord bien se conduire. Le plus sûr facteur de respect du code de la route est une éthique faite de sens des responsabilités, d’attention, de concentration, de courtoisie, de respect d’autrui.
Pour ce qui est de l’Afrique, on trouve cette remarque dans les ateliers de Lomé!: «!Il faut qu’il y ait une prise de conscience individuelle sur la question de la sécurité humaine. Il y a lieu pour les individus d’adopter des attitudes responsables en la matière.!»
Quelques principes simples pour améliorer la sécurité humaine en Afrique
En Afrique comme ailleurs, plusieurs facteurs proprement humains pourraient améliorer la sécurité : une plus forte unité dans la diversité, une spiritualité davantage incarnée, une redéfinition des rôles de la famille, un altruisme plus large, une fraternité qui dépasse les divers clivages.
Unité
L’insécurité en Afrique tient pour beaucoup à l’identité très fragile des Etats-nations, lesquels sont toujours à la recherche de leur unité. Dans la plupart des pays africains, il y a trop d’ethnos (de peuplades) et pas assez de demos (le peuple souverain, d’où vient le mot démocratie). Le rapport à la République indivisible est encore très incertain et fragile. Pour certains chercheurs, seul un système totalement fédéral conviendrait à l’Afrique. !Lors du colloque de philosophie politique africaine évoqué plus haut, Madame Juliette Lagrange, agrégée de philosophie à Nancy, a rappelé pour sa part la formule de Renan!: la nation est «!une âme, un principe spirituel!». Elle s’organise autour d’un «!héritage indivis.!» Le grand drame de la plupart des Etats-nations africains est de ne pas arriver à s’organiser autour d’un héritage national indivis. Le déficit national est très fort.
Déficit de nation!? Ou déficit d’Etat!? Lors du colloque de philosophie politique africaine organisé à Paris en juin 2008, Madame Seloua Luste Boulbina, spécialiste de l’Algérie, s’est interrogée sur la notion d’État. «!Pour schématiser, Rousseau!est le théoricien du peuple souverain. Mais il faut lire Hobbes pour avoir une théorie de l’État moderne. L’Algérie a mis toute son énergie et sa légitimité à affirmer sa souveraineté, mais elle n’a pas pris la peine d’édifier un État, au sens hobbesien.!»
Toujours selon Luste Boulbina, l’Algérie a un gouvernement et une administration, mais pas d’État. Philosophiquement, le cas algérien oblige à penser la di"érence entre un gouvernement, une administration et un État, toutes choses que l’opinion a tendance à confondre. Pourquoi en est-il ainsi!? La lutte politique en Algérie s’est faite à partir d’un parti unique, le front de libération nationale. Ce parti ne parlait que de souveraineté politique faite par la guerre. Le pouvoir est né d’une guerre de libération nationale révolutionnaire accouchant de l’indépendance.! C’est pour cela qu’il n’y a pas d’État.
A l’inverse, on notera que certains Etats africains ont fait récemment des e"orts soutenus pour se doter à la fois d’une véritable légitimité nationale et d’une administration centrale moderne assurant un véritable encadrement de la population.
En Afrique de l’Ouest, le Ghana, le Bénin, le Mali et le Burkina Faso sont souvent cités comme des Etats modestes mais qui commencent à asseoir une véritable gouvernance africaine.
Une Spiritualité qui s’incarne
Peu d’études sur la sécurité humaine évoquent le facteur spirituel. C’est un tort. Dans leur conclusion, les ateliers de Lomé passent totalement sous silence ce facteur, alors!que le sujet est revenu souvent dans les travaux, comme le révèle cette phrase!: «!Les aspects culturels de la sécurité humaine et les mécanismes de protection endogènes faisant recours au domaine du « magique » ou du religieux, ont été évoqués.!» Plus loin, le document précise!: «!La gestion des mythes en Afrique fait problème : l’Afrique comme l’a fait l’Europe au XVIIIème siècle doit sortir de l’obscurantisme. La mentalité mythique ou magique domine encore chez nos peuples.!»
En fait, cette question dérange tout le monde en Afrique. Le continent est potentiellement une grande puissance spirituelle, mais la spiritualité a parfois tendance à tendre vers l’escapisme, la quête éperdue d’une félicité qui tourne le dos aux réalités de la vie. Quiconque se rend en Afrique ne peut qu’être ému par les explosions de ferveur, le mysticisme, la foi souvent très forte, qu’on retrouve d’ailleurs chez les Afro-Américains. Il y a sans nul doute dans ces réservoirs de spiritualité quelque chose qui peut animer une véritable renaissance du continent africain, mais la spiritualité africaine manque encore d’encadrement théologique, éthique, institutionnel pour faire bouger la société.
A quoi ressemblerait un monde vraiment sûr!? Plus encore qu’à la politique ou à l’éthique, c’est à la spiritualité de nous le dire. La plupart des civilisations tendent vers la cité idéale de l’être humain comme une harmonie des trois plans!: divin ('eos), humain (anthropos) et naturel (cosmos). Pour cela, l’être humain doit vivre en bonne intelligence avec la loi céleste, la loi humaine et la loi naturelle. Les trois religions du Livre (Judaïsme, christianisme, Islam) évoquent un partenariat entre Dieu et l’homme dans l’histoire. Avec quatre conséquences!:
Le monde où l’être humain est réellement maître de son destin est celui où il est le co-créateur, dans une alliance d’amour et de confiance. Dans son dialogue serein avec le Créateur, il n’a pas un sentiment d’insécurité métaphysique, de peur du jugement divin, mais il épouse la règle spirituelle et se l’approprie. Il y aurait aussi une véritable entente entre les hommes et les femmes, et la sexualité n’exercerait pas de fascination malsaine conduisant à la volonté de transgresser. Les hommes et les femmes seraient portés à s’engager dans des liens durables et solides sans crainte de se trahir. Les rapports sociaux seraient exempts d’hostilité, reposant sur la confiance, la justice et l’équité. Enfin, l’être humain maîtriserait la nature et les activités de production, de consommation et de distribution garantiraient à tous des revenus raisonnables dans un environnement agréable, ce qui existe déjà localement en maints endroits.
Une société qui connaîtrait ces quatre libertés (aimer le créateur, rapports courtois entre les deux sexes, véritable fraternité, amour de la nature) serait une société foncièrement pacifique et sûre.
Pour toutes les religions, la principale source d’insécurité!est la rupture de l’alliance, la séparation entre Dieu et l’homme: «!J’ai entendu Ta voix et j’ai eu peur car je suis nu, et je me suis caché.!» dit Adam à Dieu après sa désobéissance. Il avait jusqu’ici vécu dans une félicité exempte d’inquiétude. L’insécurité ne surgit pas du dehors, mais du dedans de l’être humain, dans son rapport avec la transcendance et avec sa conscience. Cette insécurité touche à la fois à la finitude de l’être humain qui l’assimile à toutes les autres créatures, et à sa liberté qui l’en distingue radicalement. Elle se teinte d’un sentiment d’absurdité et d’étrangeté, parfois appelé aliénation.
L’Être humain entre alors dans un rapport de tension, de conflit et de trahison potentielle avec son Créateur. La Genèse suggère aussi que des rapports difficiles vont désormais s’établir entre l’homme et la femme devenus des êtres rivaux malgré le lien du mariage. Et que l’être humain travaillera désormais à la sueur de son front, en butte à une nature hostile. La violence meurtrière entre les êtres humains ne surgit qu’ensuite, dans le meurtre d’Abel par Caïn.
Ce récit des origines est certes propre aux religions abrahamiques!: judaïsme, christianisme, islam. Mais en fait, ce sont toutes les spiritualités qui lient l’insécurité humaine à quatre péchés majeurs!:
- Séparé de la loi céleste, l’homme court vers l’illusion, l’erreur, le mensonge, l’idolâtrie.
- Séparés l’un de l’autre, l’homme et la femme sombrent dans les désordres sexuels, la misère affective, l’infidélité, l’adultère, les violences conjugales, le mépris de l’autre sexe.
- Séparés entre eux, les frères en viennent à se jalouser, se haïr, recourir à violence pour régler les problèmes, tuer et se faire la guerre. Ce que l’atelier de Lomé appelait la « haine de proximité ».
- Séparé de son environnement, l’homme abuse des biens matériels, entre dans la spoliation, le vol, la corruption, la pollution.
Nous retrouvons ici tous les grands thèmes de la sécurité humaine en Afrique et on voit sans peine comment les grands courants spirituels devraient devenir des partenaires pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement.
Mobiliser les familles pour la sécurité humaine en Afrique
Les études sur la sécurité humaine doivent tenir davantage compte du rôle que joue la famille pour donner à l’être humain un environnement sûr propice à son épanouissement. Pour le Joint Center for Poverty Research, la famille apporte à l’enfant les 5 S : sécurité, stimulation, soutien socio-émotionnel, structure et surveillance.
Dans le monde entier, la crise de la famille aggrave l’insécurité humaine, particulièrement en Afrique.
Le colloque sur la sécurité humaine à Lomé en 2006, a énormément insisté sur le rôle de la famille africaine. Il a été souligné que l’Afrique des villes développe l’exclusion, forme d’insécurité sociale. Aujourd’hui, des pans entiers des sociétés se trouvent en situation d’insécurité : les enfants, les femmes et les personnes âgées.
Elles ne sont pas assez protégées par les lois ou par le lien social.!La stabilité des pays commence par celle de la famille. Il a été rappelé le rôle essentiel des pères dans l’éducation à la paix de leurs enfants. L’Afrique de l’Ouest n’est pas épargnée par l’éclatement des familles, les divorces entraînant souvent l’abandon des femmes et des enfants. Nombre de ces enfants sont aujourd’hui des recrues faciles pour les armées, des candidats à l’immigration.
L’exclusion sociale sévit en milieu urbain sur tout le continent africain. La principale source de pauvreté vient du fait d’être seul. Si les cercles de solidarité familiale ou amicale sont absents, l’individu africain se retrouve totalement livré à lui-même. Alors que beaucoup d’Etats africains sont fragiles, on assiste à un processus de dégradation de la sécurité humaine. Ainsi, les femmes seules (divorcée, veuve, célibataire) de même que les jeunes filles sont vulnérables et très menacées par l’insécurité.
Un grand facteur d’insécurité humaine en Afrique tient à l’évolution rapide des systèmes familiaux. L’émancipation des femmes et des jeunes progresse énormément, mais la liberté gagnée s’accompagne aussi parfois d’une brusque perte des repères et d’un chaos social et moral. Les stéréotypes liés à la femme, aux anciens, aux jeunes volent en éclat. Parallèlement, la culture du vagabondage sexuel, des unions éphémères, du divorce, crée d’énormes désordres et de grandes souffrances affectives et sexuelles. Beaucoup d’Africains, tout en souhaitant préserver certains éléments de la société traditionnelle (le respect des anciens, la solidarité, le sens du groupe) souhaitent aussi une évolution.*
Stimuler l’altruisme et les mouvements de la société civile
Le philosophe Alain définissait la famille comme l’école du sentiment. Elle doit arriver à synthétiser les sentiments inclusifs qui favorisent l’enracinement et confèrent une identité personnelle et les sentiments de projection vers le dehors qui permettent au jeune être humain de se socialiser. Pour Auguste Comte comme pour Emile Durkheim, l’altruisme est le vrai ciment de la vie sociale, plus encore que la loi et le droit. Comment développer un véritable altruisme dans les sociétés africaines!?
Les ateliers de Lomé contenaient une remarque juste à propos de la mobilisation de la jeunesse : «!Il apparaît que dans des situations de crise, les jeunes sont mobilisées soit pour prendre part aux combats soit pour résister. Or, en temps de paix, les jeunes n’intéressent personne. Une réflexion doit être menée sur la mobilisation constructive des jeunes en temps de paix.!» Entre l’État encore autoritaire et le poids des groupes traditionnels, il y a un espace pour l’émergence d’une véritable société civile, d’un vivre ensemble.
Au Cameroun, la percée des jeunesses vertes constitue un phénomène encourageant. Ce mouvement doit beaucoup au charisme de Marie Tamoifo Nkom.!La jeune femme, lauréat du Prix Mohamed VI et reconnue Lady Africa dans son pays, défend un militantisme non revendicatif. Elle apprend aux jeunes à se prendre en main, autour d’objectifs simples, concrets, où ils peuvent constater d’eux-mêmes l’efficacité de leurs bonnes pratiques. Ce sont souvent des projets touchant à l’écologie, à la santé, à l’éducation. Alors que l’escapisme religieux d’une part et la violence politique de l’autre sont souvent stériles, l’approche des jeunesses vertes est de miser sur la société civile. Il ne s’agit pas de soutenir ou de renverser les dirigeants en place, mais de montrer que les jeunes sont des acteurs à part entière du changement social.
Renouveler un panafricanisme universel
En 2010, pour la première fois, le continent africain sera l’hôte d’une compétition sportive majeure!: l’équipe championne du monde de football sera sacrée en terre africaine. Le coeur du monde battra à l’heure africaine, le coeur de tous les Africains sera au diapason de toute la grande famille humaine. Quels que soient les difficultés que rencontre l’Afrique du Sud, il faut apprécier la responsabilité qui lui incombe d’organiser cet événement au nom de tout un continent
Pendant plusieurs semaines, l’Afrique sera le centre du monde, sera le coeur de la mondialisation fraternelle et courtoise. Ce tournoi n’aurait jamais pu s’inviter si le pays hôte n’avait pas donné des gages majeurs en termes de sécurité humaine. Certes, l’Afrique du Sud est mal classée dans l’indice de paix globale cité plus haut, mais les auteurs de cet indice seront peut-être amenés justement à revoir et affiner leurs critères. En e"et, si l’Afrique du Sud peut se permettre d’organiser cet évènement, c’est qu’elle constitue et de loin, le pays le plus sûr du continent africain, et pas seulement le plus puissant et le plus avancé.
Deux ans après l’élection d’un président noir aux Etats-Unis, cet événement est de nature à redonner confiance aux Africains. Il aura lieu dans la nation arcenciel, l’un des rares pays d’Afrique à avoir donné au monde entier une leçon de philosophie politique presque unanimement reconnue. Certes, le personnage de Nelson Mandela est entouré d’un catéchisme bon enfant qui ne doit pas masquer les problèmes sérieux que l’Afrique du Sud affronte encore, à commencer par la corruption et la criminalité. Mais enfin, le pays où Mahatma Gandhi posa pendant 21 ans les bases de la non-violence (1893-1914), s’impose de plus en plus comme l’Etat-phare du continent africain.
En Afrique du Sud, un grand nombre d’habitants luttent encore pour se libérer de la peur et du besoin. Par contre, c’est sans doute le pays d’Afrique où certains équivalents du rêve américain peuvent se retrouver. Il existe dans ce pays un sentiment d’élection et de bénédiction divine, de constituer une «!cité sur la colline!».
Ce rêve fut malheureusement dévoyé par l’apartheid, tout comme le puritanisme américain fut terni par l’esclavage et la ségrégation aux Etats-Unis. Il existe aussi l’équivalent d’une sorte de «!destinée manifeste!» des Sud-Africains, la certitude de devoir être un jour l’avant-garde du réveil de toute l’Afrique. De sorte que si l’on devait trouver un pays en Afrique où se libérer du besoin et se libérer de la peur sont aussi forts qu’ailleurs, mais où les deux autres libertés chères à Roosevelt sont en marche et bien en marche, l’Afrique du Sud viendrait tout de suite à l’esprit. L’ownership y est beaucoup plus enraciné que partout ailleurs sur le continent, et avec lui le sentiment d’une responsabilité à la fois personnelle et collective.
Les citoyens d’Afrique du Sud ont une véritable liberté d’expression et de parole qui a atteint l’âge de raison, et le discours religieux s’y accompagne, plus qu’ailleurs, d’un réel encadrement théologique, moral et institutionnel, grâce à la puissante tradition intellectuelle et universitaire. Il faut espérer qu’à l’occasion la coupe du monde, beaucoup d’Africains pourront mieux comprendre ce qui fait la force de ce pays et y puiser diverses formes d’inspiration. Le sentiment panafricain y gagnera.
* Voir le beau texte de Jean-Pierre Dozon, En Afrique, la famille à la croisée des chemins, dans Histoire de la Famille, Armand Colin, 1988, pp. 301-337