Comment bâtir la paix en Afrique au 21e siècle
Wednesday, March 11, 2009
En 2005, le rapport sur la sécurité humaine, intitulé "Guerre et paix au XXIe siècle", révélait un recul mondial de la violence comme mode de résolution des conflits, contrairement à une perception erronée - peut-être amplifiée par les media. Le nombre de conflits armés avait été réduit de 40 % depuis 1992. Trois raisons majeures expliqueraient le recul de la violence :- La fin de la guerre froide,
- La diminution des pays à décoloniser,
- L'efficacité accrue des missions de maintien de la paix de l'ONU.
Commentant les conclusions du rapport, l'évêque Desmond Tutu y avait vu un "rare message d'espoir". Toutefois, il avait dû remarquer que l'Afrique continuait d'être une zone de conflits. Et la situation a empiré. Selon l'Atlas stratégique 2008, sur 35 conflits graves répertoriés dans le monde, 13 sont situés en Afrique, où 15 pays (sur 53) sont concernés par une « crise d'intensité moyenne à haute. »
Peut-on semer des graines de paix en Afrique ?
Christian Bouquet, professeur de géographie politique et du développement à l'Université de Bordeaux, ajoute même : « C'est ainsi qu'au début du XXIème siècle, il y a en Afrique davantage de soldats étrangers participant aux opérations de maintien de la paix qu'il n'y en avait un siècle plus tôt dans les armées coloniales de conquête. A cette époque, on parlait (déjà) de pacification… En 2008, sur 88 000 casques bleus de l'ONU déployés dans le monde, 61 000 sont engagés sur le continent africain, dans huit conflits ouverts ou larvés. Pour les Nations unies, la facture militaire africaine atteint 5,5 milliards de dollars (sur un total mondial de 7,2 milliards) ».
Pourquoi tant de violence en Afrique ? Dans une thèse désormais classique illustrée par le schéma ci-dessus, Kenneth Waltz disait que toute guerre superpose trois images : (1) la nature humaine et ce que Kant appelait le mal radical de l'homme (2), l'Etat-nation et ses dysfonctionnements institutionnels (3) Les rapports internationaux encore dominés par l'anarchie.
Ce propos de bon sens nous semble suffisant pour expliquer que les guerres soient encore si nombreuses en Afrique : dans un continent à l'indice de développement humain globalement faible et aux Etats encore jeunes et fragiles, l'appétit expansionniste est plus virulent qu'ailleurs. Faut-il pour autant désespérer de l'Afrique ? Sûrement pas. Si l'on reprend le schéma de Kenneth Waltz, il est clair que la paix se propage par les mêmes voies que la guerre : lorsque le bien gagne du terrain dans le coeur de certaines personnes à la suite d'une transformation personnelle, il arrive que cette énergie rencontre, dans le pays même, une aspiration au changement qui a atteint une certaine maturité. Et de la rencontre des deux, naîtra une énergie contagieuse vers des pays voisins. Après tout, c'est bien le continent africain qui a produit une figure comme Nelson Mandela. Sorti de prison, cet homme avait toutes les raisons de se venger ou de suivre une logique comme celle de Robert Mugabe actuellement. Bien des gens auraient trouvé cela "naturel". Mais les transformations intérieures survenues en Mandela ont porté du fruit à un moment où l'Afrique du Sud et le monde étaient en pleine évolution et cet homme a réussi à guider son pays vers une stabilité qui a aussi eu un impact régional en Afrique australe. On peut donc propager une culture de la paix ; et pour prendre un langage un peu religieux emprunté au Pape Benoît XVI lors de son discours aux jeunes à Cologne en 2005, ce n'est au fond rien d'autre qu'"une fission nucléaire portée au plus intime de l’être – la victoire de l’amour sur la haine, la victoire de l’amour sur la mort. Seule l’explosion intime du bien qui vainc le mal peut alors engendrer la chaîne des transformations qui, peu à peu, changeront le monde. Tous les autres changements demeurent superficiels et ne sauvent pas."
Pour la commission de travail sur « le rêve africain », il faut explorer les possibilités qui existent en Afrique, de « déclarer la paix » plutôt que la guerre. Quels que soient les griefs des uns et des autres, est-ce que la culture de la paix peut germer en Afrique ? Cette notion de culture, Katy Dieng lui donne une place centrale. Elle préside l'Association des Etudiants Africains de la Sorbonne (ADEAS) qui a pour devise « Transmettre la mémoire afin de construire l'avenir ». (www.adeas.fr)
Représentative d'une certaine jeunesse africaine, et surtout des nouvelles femmes d'Afrique, Katy veut semer des graines d'amour, de paix et d'espoir pour offrir un avenir décent aux futures générations. Brillante étudiante en littérature et en histoire, elle a aussi écrit un livre pour enfants « Touyaya ira-t-elle à l'école ? », où s'exprime sa sollicitude pour les questions sociales et humaines.
Importance de la question nationale en Afrique
Le samedi 7 mars dans l'amphithéâtre Guizot de la Sorbonne, elle a ouvert une journée de réflexion sur « les conflits en Afrique ». D'emblée, elle a voulu placer la culture au cœur des débats et a rappelé que l'étymologie du mot culture indique la notion de « prendre soin » : prendre soin de la graine et de la terre où elle est semée, afin que cette graine porte de bons fruits et en abondance.
Rappelant que la Sorbonne est un haut lieu d'histoire et de mémoire, elle a invité chacun à exposer sereinement ses idées. « Les débats, a-t-elle averti, dégénèrent souvent à cause des passions. Débattons, mais dans le respect. Nous sommes garants de la culture africaine. Certains d'entre nous deviendront peut-être des dirigeants. Faisons en sorte que nos idées ne restent pas dans cette salle. Contribuons, à notre façon, à la cessation des conflits. »
Passant de l'exhortation fraternelle à l'exposé des idées, elle a demandé : « La question nationale n'est-elle pas le cœur du problème ? ». Elle a ramené la question nationale en Afrique à trois notions fondamentales : la question du pouvoir, autrement dit des formes de souveraineté politique et de légitimité, la question du territoire, et la question de la population.
En fait, si l'Afrique est un continent déchiré par des conflits violents, c'est que l'État-nation a du mal à y trouver une juste place. En l'absence de bonne gouvernance, et de légitimité solide, beaucoup de dirigeants cristallisent contre eux de puissants ressentiments souvent hérités d'un passé douloureux. Parce que les territoires nationaux des Etats africains sont souvent artificiels et hérités de la colonisation, parce que ces territoires regorgent de richesses souvent dilapidées ou exploitées par des puissances étrangères, parce que les peuples qui vivent sur ces territoires ont peu de mémoire nationale commune, toutes les typologies de conflits s'ajoutent les unes aux autres. Dans une journée de réflexion comme celle-ci, quelques études de cas ont illustré la complexité des situations africaines.
Deux conflits territoriaux : la Casamance et Mayotte
La matinée a exploré deux cas typiques de conflits territoriaux : le problème de la Casamance au Sénégal, le problème de Mayotte aux Comores. Dans le premier cas, une province entière se sent mal intégrée dans un ensemble national hérité de la colonisation française où son particularisme est bafouer ; la menace d'une sécession avec le Sénégal est réelle. Le deuxième cas est exactement l'inverse. L'État souverain des Comores estime avoir été injustement spolié d'une partie (Mayotte) qui lui revient naturellement, de par les données de la géographie et de l'histoire. Et l'État comorien estime nulles et non avenues les procédures référendaires par lesquelles Mayotte a décidé de rester française.
Toutefois, les orateurs ont laissé entendre que le facteur humain est primordial dans les deux cas. Des promesses non tenues, des coups bas, des humiliations inutiles, bref un certain manque d'éthique ont transformé des conflits au départ raisonnables en bastions d'absurdité, de mauvaise foi et de passion.
Comment se pose le problème de la Casamance ? Peut-on le résoudre équitablement
Amadou Sylla, ambassadeur de paix et président de SOS Casamance et de Nouvelle Vision Aricaine, a rappelé les données du problème de la Casamance. Elle occupe, dans la République actuelle du Sénégal, une position qui l'aliène géographiquement, du reste du territoire. Deux régions administratives composent la Casamance : Zinguinchor et Kolda. La carte permet de comprendre le problème territorial des Casamançais : ils sont séparés du reste du Sénégal par la Gambie anglophone, enclave qui brise la continuité territoriale. Le problème toutefois, n'est pas uniquement territorial et géographique. Amadou Sylla a fait remarquer au début de son exposé : « quand vous arrivez en Casamance de Dakar, vous vous croyez soudain dans un autre pays. » Et pour cause, les pluies sont plus abondantes dans cette région, longtemps appréciée pour sa prospérité, et appelée parfois le grenier du Sénégal. En outre, les Diolas, ethnie majoritaire en Casamance, ont leur propre dialecte et l'existence d'une forte minorité animiste ou chrétienne les distingue du reste du Sénégal, à majorité musulmane.Comment expliquer cette anomalie géographique et ethnoculturelle ? Avons-nous affaire à deux peuples incompatibles dans un même Etat ? D'abord explorée par les Portugais (qui fondent la ville de Ziguinchor en 1645), la région actuelle de Casamance tombera dans l'orbite coloniale française au 19e siècle. Ce sera le début d'un irrédentisme farouche, les Casamançais refusant d'obéir au colonisateur français. Avec l'indépendance du Sénégal, le problème casamançais parut devoir se résoudre par les promesses d'autonomie du président Senghor, qui prenait en compte leur particularisme.
Plus que tout autre facteur, c'est le sentiment d'un rêve déçu qui semble avoir mis le feu aux poudres. Des promesses d'autonomie, voire d'indépendance, non tenues, sont souvent pires qu'une assimilation pure et simple qui associe pleinement l'autre partie au développement national. Après le départ de Senghor, père du Sénégal moderne et Chrétien lui-même, les tensions fratricides entre la Casamance et le reste du Sénégal, ont repris le dessus. Fait révélateur, c'est un abbé, Diamacoune Senghor, qui incarna longtemps la sécession casamançaise. En 1982, celle-ci éclate lors d'une manifestation durement réprimée. L'abbé, figure très charismatique, fonda et dirigea le le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) et fut emprisonné plusieurs fois.
Le conflit en Casamance s'est traduit par de grandes brutalités et des violations des droits de l'homme avérées et répétées. De plus, comme de nombreux conflits de ce type, il s'est régionalisé, le MFDC étant soupçonné d'avoir des bases arrières en Guinée Bissau voisine, à laquelle le rattachent les anciens liens coloniaux portugais.
En 2004, des accords honorables furent passés entre le président Wade et le Père Senghor. Ces accords marquent la victoire de la bonne volonté et d'un esprit de conciliation, les deux parties cherchant à privilégier une culture de la paix. Cependant, les racines du conflit sont toujours là et appellent tout un éventail de solutions pratiques. Comme souvent ailleurs, le désarmement n'est pas une mince affaire. Et l'amnistie des anciens rebelles n'est pas encore réglée. A long terme, on voit bien que seule une coopération régionale de plusieurs Etats permettra à des peuples talentueux de s'unir dans leur diversité.
Le cas de Mayotte, nous l'avons dit, est diamétralement inverse. En Casamance, l'hétérogénéité territoriale, ethnique et culturelle pose problème à un peuple qui se sent rattaché de force à un ensemble qui ne lui convient pas. Dans le cas des Comores, au contraire, un Etat souverain dénonce le déni d'une homogénéité ancienne, à la fois géographique, culturelle et ethnique. On lui a arraché arbitrairement une partie de son être en le rattachant à un ensemble que la République des Comores conteste.
Abdérémane Aboubakar Hakim, doctorant en Lettres à Paris 3 Sorbonne Nouvelle, et ancien président de l'ADEAS, est revenu sur ce cas de figure dans son exposé intitulé Contentieux franco-comorien sur l'île comorienne de Mayotte, où en est-on ? Pour Hakim, les quatre îles de l'Archipel comorien forment un tout, et leur ensemble comporte selon lui une homogénéité culturelle où l'Islam joue un rôle fédérateur et unificateur. Cela dit, l'archipel des Comores, situé dans le Canal du Mozambique, a connu un destin tourmenté, entre la civilisation swahilie (sur le continent), les visées de Madagascar, puis les interventions coloniales occidentales. La colonie de «Mayotte et dépendances» est rattachée par la loi du 25 juillet 1912 à la colonie de Madagascar. Peu à peu, les terres sont rétrocédées aux Comoriens. Entre 1946 et 1975, l'archipel des Comores va jouir d'une autonomie croissante comme Territoire d'Outre Mer de la France. Graduellement, la revendication d'indépendance totale se fait jour, alors même que l'archipel reste négligé par la métropole.
C'est là qu'intervient la procédure de référendum, engagée par la France en 1973. Le vote a lieu en décembre 1974 et si les trois îles de Grande Comore, Anjouan et Mohéli se prononcent pour l'indépendance totale, l'île de Mayotte s'exprime différemment (65% pour le maintien, 35% contre le maintien. Le président de la République française s'était pourtant engagé à prendre en compte l'ensemble du vote et non pas le résultat île par île.
Cette situation ne peut qu'alimenter les passions. Cela dit, il est trop schématique de voir le conflit entre deux parties de puissance très inégales, la République des Comores d'une part, la France impérialiste d'autre part. Certes, l'ONU a condamné la position française à maintes reprises, et en droit international, l'Union des Comores a raison, la France est de mauvaise foi.
Pour autant, le droit international peut-il ignorer l'opinion de la majorité des Mahorais et le particularisme de Mayotte ?
D'un point de vue comorien, seule compte la majorité de l'ensemble des quatre îles. Là où la situation se complique, c'est que les deux îles d'Anjouan et de Mohéli, qui s'étaient majoritairement ralliées à l'indépendance, ont ensuite voulu se détacher de la Grande Comore. Certains souhaitaient même revenir dans le giron français. Ce que la France refuse.
Comme on peut le voir, la situation doit faire réfléchir toutes les parties. Si les deux parties étaient capables de faire leur mea culpa sincère, la situation serait meilleure. Si l'Union des Comores avait su adopter une gouvernance irréprochable et apporter à sa population un certain développement, elle ferait mieux valoir ses droits.
Dire que la France se maintient à Mayotte uniquement pour accroître ses eaux territoriales, percevoir des taxes et occuper une position stratégique est sans doute un peu court. Non loin de là, la France reste souveraine sur la Réunion, un Département d'Outre Mer. Sa présence dans l'Océan Indien serait-elle si lésée au cas où elle céderait Mayotte ?
Quant aux habitants de Mayotte, on doit aussi respecter leur sentiment : sans doute ne sont-ils pas indifférents à leur parenté culturelle avec l'ensemble comorien. Mais ils peuvent aussi comparer la situation de leurs frères tout proches à celle que leur procure le maintien dans la France.
L'exposé de M. Hakim avait plutôt bien posé le problème, permettant ensuite à chacun de se faire une idée ; le débat plutôt houleux qui a suivi, a malheureusement contribué à l'obscurcir. Plusieurs militants de diverses factions comoriennes ont monopolisé le micro pendant 40 minutes, exprimant des points de vue respectables, mais très partisans et souvent confus. D'une part, le problème de la Casamance n'a pas pu être discuté avec un temps de parole égal, d'autre part, et ceci a été fort bien dit par un participant qui voulait ramener le débat à plus de sérénité, le colloque de la Sorbonne devait sortir d'une logique de dénonciation et privilégier la recherche de solutions. En attendant, il convient de rappeler que l'évolution de Mayotte ne va pas du tout dans le sens recherché par les Comores. En 2000, les Mahorais ont confirmé par référendum leur maintien dans la République française et le 29 mars prochain, ils auront à se prononcer sur une intégration encore plus poussée. Il leur sera en effet demandé s'ils veulent devenir le 5e département d'outre mer et le 101e département français.
Les rivalités ethniques en Afrique : quelques études de cas.
Les travaux de l'ADEAS ont repris l'après-midi dans une ambiance plus sereine et académique que le matin, alors même que l'assistance était nettement plus nombreuse dans l'amphithéâtre Guizot. Alors que les questions territoriales sont la principale source de contentieux dans les cas de la Casamance et de Mayotte, la première session de l'après-midi a abordé le problème dit « ethnique », avec un exposé général de Mlle Saïd Kossé suivi de trois études de cas : la lutte de l'UNITA et du MPLA en Angola, les enjeux de la crise ivoirienne, et le cas de la République Démocratique du Congo.
Saïd Kossé, doctorante en Sciences Sociales à l'Université Paris V Descartes (UMR 196 CEPED) est d'abord revenue sur l'image d'Epinal des conflits en Afrique. « Quand on parle de l'Afrique, on fait une sorte d'équivalence entre conflit et ethnie, comme si les conflits ne pouvaient être que tribaux et ethniques. Il ne s'agit pas de dire que la dimension ethnique est inexistante. Mais elle est souvent instrumentalisée par les dirigeants africains. La grille de lecture ethnique est dangereuse, elle peut amener les populations à se crisper. »
En réalité, a-t-elle rappelé, les violences en Afrique se nourrissent de multiples causes : la difficulté des alternances politiques, le rôle des ingérences étrangères et le problème de la circulation des armes légères, le partage des richesses. Beaucoup de régimes africains sont dans la situation d'Etats fragiles, incapables d'assurer leur sécurité, et la vacance du pouvoir central entraîne fatalement la balkanisation et l'émergence de pouvoirs féodaux avec leurs milices.
Dans les années 90, l'expérience du marché et du multipartisme paraissait prometteuse. Mais le multipartisme n'a pas forcément amené la démocratie. Rares sont les pays africains qui ont une véritable alternance. Les violences au Kenya (décembre 2007-janvier 2008) ont été facilement présentées comme de nature ethnique. En réalité, les élections avaient manqué de sincérité. L'intervenante aurait pu ajouter que la bonne volonté du président Kibaki et du Premier Ministre Raila Odinga a épargné au pays un grand désastre.
Saïd Kossé a rappelé que dans des pays où le pouvoir a été pris par la force, le dirigeant autoproclamé sera pratiquement obligé de s'appuyer sur un clientélisme « ethnique » pour légitimer son pouvoir. Du coup, la rébellion contre le tyran aura elle aussi une connotation ethnique.
Pour prolonger la réflexion de Saïd Kossé, on soulignera que la conflictualité a changé de visage en quelques décennies, mais se nourrit toujours des mêmes frustrations de la population. Dans les années 60 et 70, les conflits en Afrique s'inscrivaient pour la plupart dans une logique de guerre froide et de rivalité géostratégique entre les grandes puissances. Avec l'effondrement de l'empire soviétique et le triomphe du monde libre, certains conflits africains se sont atténués, mais la plupart des frustrations économiques, sociales, culturelles et politiques sont restées vives. Il existe alors une tendance au repli identitaire, sur la religion, le territoire ou l'ethnie, parce que le pouvoir politique central apparaît souvent comme défaillant ou arbitraire. On lira à ce sujet l'article intéressant de Bernard Dreano, « Pièges d'Ivoire », publié en 2002, où il écrit entre autres :
« Les nouvelles guerres ont des motivations " identitaires ". Cette dimension ne constitue pas une régression vers le passé, par exemple dans le cas de la Côte d'Ivoire vers un " tribalisme " pré-colonial, mais une conséquence de l'ère globale de la mondialisation. On assiste à des " réinventions " du passé dans le contexte de la délégitimation des états, accentué par le néolibéralisme et du discrédit des idéologies libératrices globales antérieures du socialisme, ou, dans le cas de la Cote d'ivoire, de la construction nationale," des projets politiques rétrospectifs viennent remplir le vide laissé par les projets prospectifs " constate Mary Kaldor. Loin d'être pré-modernes, les nouvelles guerres sont post-modernes et les phénomènes contemporains de la médiatisation (c'est le cas en Côte d'ivoire) ou de l'influence des diasporas (comme ce fut le cas en Croatie), jouent un rôle important. »
A long terme, la seule solution de ces problèmes est dans l'émergence d'une véritable société civile dans les pays africains, avec des contrepouvoirs qui ne soient pas nécessairement en conflit avec le pouvoir central mais qui permettent aux populations de se prendre en main.
L'étude de cas présentée par M. Amadou KONE sur la lutte entre l'UNITA et le MPLA en Angola, nous a paru moyennement convaincante dans l'ensemble. Certes, l'exposé de M. Koné, doctorant en histoire, était très fouillé et documenté, mais la relation avec le problème ethnique était assez difficile à établir.
En revanche, l'exposé suivant de M. Yaya Traoré sur les enjeux de la crise ivoirienne, est venu éclairer les propos tenus en début de séance par Saïd Kossé. Yaya Traoré est un malien né en 1973, qui a été journaliste au quotidien Le Soir de Bamako. Il vit en France depuis 2001, et partage son temps entre les études et sa propre société de développement.
« La crise en Côte d'Ivoire, a-t-il souligné, est emblématique du Statu Quo africain. On retrouve pas mal de facteurs qui sont courants en Afrique. Les media privilégient le sensationnel et le superficiel, faisant de la crise ivoirienne une crise à dominante ethnique. La dimension ethnique n'est pas absente, mais les raisons profondes doivent être mieux comprises. C'est une crise structurelle. Je suis malien moi-même, d'une région frontalière avec la Côte d'Ivoire. Je suis allé souvent en Côte d'Ivoire, pays que j'aime. Je rappelle que la colonie de Côte d'Ivoire fut créée en 1893, après la conférence de Berlin. »
M. Traoré a ensuite rappelé que le colonisateur avait organisé une division du travail selon laquelle le Sénégal se spécialiserait dans la gomme arabique et l'arachide. La Côte d'Ivoire se spécialiserait dans le café, et le cacao. « Pour exploiter ces produits, les Français ont favorisé de grands mouvements de population, venant notamment de Haute Volta (actuel Burkina Faso), du Mali, et de Guinée. On ne peut pas comprendre la crise ivoirienne sans ce rappel. Dans les années 1930, il y avait déjà des problèmes ente les autochtones et les étrangers ».
Quand la Côte d'Ivoire devint indépendante, Houphouët-Boigny voulut maintenir des liens forts avec l'ancienne métropole. Il y avait des bases militaires françaises. Choisissant un modèle libéral, il avait besoin de main d'œuvre pour les plantations, alors que les Baoulés étaient favorisés par le pouvoir pour s'occuper de politique et d'administration. Pendant des années, beaucoup de Burkinabes travaillaient la terre. La Côte d'Ivoire connaissait une forte ingérence française dans le gouvernement. La Côte d'Ivoire devait être la vitrine de la Françafrique, un pays prospère. Ce modèle libéral allait endetter la Côte d'Ivoire. Mais il n'y pas eu une classe d'entrepreneurs ivoiriens. La société ivoirienne ne s'est pas industrialisée.
M. Traoré a tendance à privilégier une lecture économique de la crise actuelle. Pourtant, le problème est avant tout, nous semble-t-il, un problème moral et politique. Après la mort de Houphouët-Boigny, qui était le véritable père de la nation, le pays a donné le sentiment de perdre son âme, son principe unificateur.
Ce principe unificateur relativement abstrait aurait pu constituer une véritable « ivoirité » fédératrice, transcendant les multiples composantes de la nation ivoirienne. Malheureusement, au lieu de continuer à se définir par le haut, en situant l'ivoirité dans un espace plus grand qu'elle (en gros la francophonie africaine dont la Côte d'Ivoire était devenue l'Etat-phare), la Côte d'Ivoire a fini par se définir par le bas, et en termes réducteurs : l'ivoirité n'est que ce groupe ci à l'exclusion des autres. Une notion indiquant la vocation spirituelle d'un peuple a été pervertie en notion ethnique et xénophobe. En ce sens là, la crise ivoirienne est de nature spirituelle et morale avant tout, car elle touche aux raisons d'être de tout un peuple. La Côte d'Ivoire traverse une crise qui peut rappeler la guerre civile américaine, épisode où les Etats-Unis, presque 100 ans après leur révolution fondatrice, ont du se redéfinir face à eux-mêmes et face au monde sous la présidence d'Abraham Lincoln.
Houphouët-Boigny avait réussi à créer, autour de sa personne et de sa pratique du pouvoir, une sorte d'alchimie qui avait plutôt tendance à tirer tout le monde vers le haut. L'ivoirité n'était alors pas un concept ethnique (d'ailleurs la Côte d'Ivoire, outre qu'elle accueille 25% d'étrangers sur son sol, est déjà en soi une mosaïque de peuples), mais plutôt ce qu'on appellerait « une certaine idée de la Côte d'Ivoire ».
On s'aperçoit aussi qu'au temps de sa prospérité, la Côte d'Ivoire se souciait peu de savoir ce qu'elle était en soi et pour soi. Très extraverti, le pays entretenait l'image de pays-vitrine, de pays pour autrui. Les richesses du territoire, la diversité de la population, tout était au fond tourné vers un certain rayonnement extérieur et une sorte de symbiose avec l'ancienne métropole française. La Côte d'Ivoire se voulait le meilleur élève de la classe francophone africaine et voulait le faire savoir.
Il nous semble que la crise ivoirienne actuelle est avant tout une crise existentielle, qui touche au sens et aux valeurs. Houphouët détenait un pouvoir de caractère un peu magique et n'a pas su transmettre à ses successeurs une philosophie politique dépassant sa personne et son charisme.
Les personnes qui prétendaient à sa succession ont tenté de se légitimer aux yeux de la population tantôt par leur habileté politique (Konan Bédié), tantôt par leur savoir-faire économique et technique (Ouattara), tantôt par le prestige de l'uniforme (Général Guei). Le charisme premier du président fondateur, à connotation mystique, a dégénéré en charismes secondaires, bien moins fédérateurs, et qui aboutissaient au contraire à fédérer certaines forces pour les dresser contre d'autres forces. Faute de rester unie à un idéal extérieur à elle-même où elle trouvait sa place, la Côte d'Ivoire semble avoir cédé à une multitude de démons intérieurs qui la déchirent
Le pays est actuellement dans une phase de maturation où il a surtout besoin, nous semble-t-il, de repères moraux. Au lieu de s'interroger excessivement sur l'ivoirité en soi et pour soi, les ivoiriens doivent se rappeler qu'ils ont une vocation régionale en Afrique, doivent incarner un certain nombre de valeurs et ont reçu des Bénédictions qui ne sont pas simplement pour eux mais pour les autres.
Notons pour terminer que M. Lucien Epimi Guia a présenté en fin de séance un tableau des principaux conflits armés en Afrique Centrale.
Pour aller plus loin
De la guerre et de la paix en Afrique -Pierre KIPRE dans Afrique contemporaine 2003- 3
Les facteurs culturels de l’intégration économique et politique en Afrique par Stanisla Adotevi
L’Afrique au prisme de l’ethnicité : perception française et actualité du débat - René Otayek
Démocratiser la sécurité pour prévenir les conflits et construire une paix durable, chapitre 4 du rapport 2002 sur le développement humain (http://hdr.undp.org/en/media/chap4.pdf)
[du blog d'UPF-France, Le Rêve Africain]