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D. D'Souza : Secularisation en Occident

Sécularisation en Occident et réveil de l’islam

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Je lisais récemment un article signé par Lee Kuan Yew, intitulé « Moderniser sans occidentaliser ». L’ancien Premier ministre de Singapour y déclarait : « Je suis venu aux États-Unis dans les années 1950 et je me suis épris des États-Unis. » Mais il ajoutait plus loin : « Dans les années 1970, je me suis dépris des États-Unis. »

S’éprendre d’une Amérique et se déprendre d’une autre Amérique, en somme. Où est la différence ? « Dans les années 1950, précisait-il, l’Amérique représentait pour moi la liberté. L’Amérique, c’était aussi l’opportunité. Enfin l’Amérique évoquait pour moi un mode de vie qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs. »

Je suis né à Bombay, en Inde. Ma famille était en fait originaire d’un minuscule bout de l’Inde appelé Goa, une ancienne colonie portugaise. Je suis venu aux États-Unis à l’âge de 16 ans comme étudiant. J’ai fréquenté le lycée pendant un an en vivant dans des familles américaines. Une fois admis au Dartmouth College dans le New Hampshire, je me suis intéressé au rôle des États-Unis dans le monde. Si bien que mes livres explorent en quoi la civilisation occidentale se distingue des autres civilisations qui ont existé dans l’histoire.

La sécularisation en Europe et aux États-Unis

Pour simplifier, alors que la religion revenait en force dans le reste du monde, la sécularisation en Occident s’accentuait très nettement. Les deux tendances sont simultanées. La sécularisation est bien plus poussée en Europe qu’aux États-Unis. La fréquentation des lieux de culte dépasse rarement les dix pour cent dans les pays européens ; 90 % des Européens s’abstiennent d’assister régulièrement à des offices religieux.

Aux États-Unis, les églises sont nettement plus remplies, jusqu’à 40 %. Mais la sécularisation de la société américaine n’en est pas moins établie, sécularisation qui touche d’ailleurs à quelque chose de bien plus profond. Un tas de raisons compliquées touchant à la civilisation occidentale ont conforté l’idée qu’en réponse aux guerres de religion qui déchirèrent l’Europe dans le passé, la sphère du pouvoir, et en particulier le gouvernement national, doit mettre la religion de côté. C’est la « séparation de l’Église et de l’État » à l’américaine, si bien qu’on n’affiche pas trop ses signes de piété dans la sphère publique aux États-Unis. D’où une Amérique qui, vue du dehors, a l’air moins religieuse qu’elle ne l’est en réalité.

La culture populaire américaine et l’Amérique qui s’exporte à l’étranger sont le côté le plus profane des États-Unis. Autrement dit, la culture populaire ne reflète pas l’Amérique dans son ensemble. C’est plutôt l’image de l’Amérique « bohème » qu’elle tend à renvoyer. Cette Amérique de Hollywood n’a rien à voir avec, disons l’Amérique de Kansas City ou de Peoria dans l’Illinois. En somme, la réalité améri-caine et la perception qu’en a le reste du monde ne coïncident pas forcément.

Or cette sécularisation passe en Occident pour une sorte d’aboutissement : on s’épargne ainsi les débats théologiques perçus comme insolubles. Prenons un exemple : Si vous dites que Dieu comporte trois personnes, et si je dis qu’il y a une seule personne en Dieu, comment trancher ce litige ? Le débat est insoluble. On en est venus aux mains pour cela dans l’histoire. On s’est donc dit en Occident : pareilles arguties doivent être absentes du champ politique pour éviter les conflits.

La religion est aussi une source universelle de moralité. La morale peut s’aborder de façon laïque. Des philosophes majeurs, de Kant à John Rawls, nous ont parlé d’une morale laïque, mais je n’ai encore vu personne suivre une morale laïque. Avez-vous déjà rencontré un kantien au quotidien ? La plupart des gens suit une morale tirée de la religion. Principal terreau de la morale, la religion fixe une limite ultime à la responsabilité de chacun pour ses actes, montrant ainsi son importance séculière dans le monde.

Je veux dire par là que nous vivons tous dans un monde où la vie est injuste. Des gens bien qui sont dans le malheur, on sait que ça existe. La crapule qui réussit, ça existe aussi, on le sait. Et là on s’interroge : « Où est la justice ? » Si vous décidez pour vous-même, vous pouvez très bien vous dire : pourquoi ne pas pencher vers le mal si je peux m’en tirer ?

Dans la religion se profile l’idée de responsabilité ultime. Pour l’hindouisme, si vous agissez mal dans cette vie, vous en verrez les conséquences dans la prochaine vie. Voilà qui illustre un peu cette idée de responsabilité ultime, à savoir que même si personne n’est là pour nous voir, nos actes et leurs répercussions n’échappent pas à l’être divin.

Réveil de la piété chez les musulmans

Au cours de notre vie, nous avons vu un réveil très net de la piété dans le monde musulman. Vers la deuxième guerre mondiale se produisit un puissant mouvement vers le nationalisme arabe en Égypte. Gamal Abdel Nasser en fut une sorte de figure dirigeante, alors que sa nation sortait du joug colonial britannique. Voilà 30 ans que l’islam se réveille sous vos yeux, non seulement au Proche-Orient mais dans le monde entier. Vous le voyez en Malaisie et en Indonésie, en Inde, en Turquie. Vous le voyez même aux États-Unis. Faites le tour des campus comme Berkeley et Yale, vous verrez des filles musulmanes porter le foulard, des filles de banquiers et d’entrepreneurs. Vous n’auriez pas vu cela il y a vingt ans.

Il y a un désir islamique d’appliquer les valeurs religieuses aux problèmes de notre temps. Une grande question agite le monde musulman : « Comment l’islam peut-il aider les musulmans à sortir de la pagaille où ils se sont enfoncés à l’époque moderne ? »

Il y eut une période de l’histoire où le titre de civilisation la plus avancée se jouait entre l’islam et la Chine. Les musulmans en sont fort conscients. Ils ont le sentiment d’un vrai naufrage de l’islam, et en particulier que, s’il n’y avait les revenus du pétrole, le monde musulman aurait vraiment piètre allure ; les musulmans le savent.

À quel processus de réveil obéit l’islam ? Là est la question. Les musulmans radicaux seront les premiers à dire qu’il faudra bien finir par repousser les assauts des méchants qui viennent chez nous installer des dictateurs païens dans notre société, attaquer notre religion, bafouer la famille musulmane et flétrir l’innocence des enfants musulmans. Les musulmans radicaux ont très bien réussi à grossir leurs rangs car ils touchent à quelque chose de vraiment important : certes, nous voulons vivre dans une société prospère et dans un pays fort et puissant, mais nous voulons aussi mener une vie bonne, une vie correcte, en accord avec certains codes moraux.

Du souci à se faire pour les États-Unis

Dans d’autres sociétés, notre destinée dépend d’une certaine façon de qui nous sommes, de quelle religion, de quelle tribu, de quelle caste … et si nous sommes le fils aîné de la famille et ainsi de suite. Les États-Unis ont rompu avec ces barrières, et c’est leur grand attrait, je crois.

Mais le point de Lee Kuan Yew était qu’il y a une autre Amérique qui rend le monde entier un peu nerveux : une Amérique où l’idée de pouvoir faire ce qu’on veut finit par être synonyme de permissivité, de licence des mœurs ou d’immoralité – faire tout ce qui peut vous plaire. Autrement dit, une liberté sans compte à rendre. Cette Amérique-là met en péril les valeurs traditionnelles qui ont cours presque partout dans le monde.

Le problème n’est pas tant la religion que cette espèce de ciment religieux dont sont faites les constructions sociales. La culture est un produit de la religion. La civilisation occidentale menace de lâcher dans la nature des forces qui renverseraient les valeurs traditionnelles.

Deux idées divergentes de la liberté

Et c’est là que ça devient intéressant : quand on parle des États-Unis et de l’Occident, deux idées de la liberté s’affrontent. Il y a un ordre moral dans l’univers, affirmaient les fondateurs de l’Amérique, un ordre moral qui revendique son emprise sur nous et c’est à nous d’observer les préceptes de ce code moral extérieur. Cette vision traditionnelle tient la liberté en haute estime, car avec la liberté vous pouvez tirer parti des opportunités et vous offrir le genre de vie que vous voulez.

Une idée nouvelle de la liberté a fait son chemin aux États-Unis. Si vous étiez immigrant en Amérique en 1910 et débarquiez dans le quartier dit de Greenwich Village à New York, vous tombiez sur ce qu’on appelait la « Bohème. » On y prenait le contrepied des valeurs dominantes de la société. « Nous rejetons ce mode traditionnel d’existence, disaient-ils ; il faut que nous fassions notre expérience. » Mais on restait là entre intellectuels, artistes, peintres et poètes, le phénomène était marginal.

On a là une morale nouvelle qui dit : je n’ai pas à vivre en consultant le moindre code extérieur ; tous ces codes dépassés, très peu pour moi. Je dois vivre en consultant mon moi intérieur. Alors, si j’ai une décision à prendre, que ce soit entrer dans une école de commerce ou devenir artiste, je décide non pas selon un calcul extérieur mais en regardant mon moi intérieur.

Rejet de la morale ? Pas complètement. D’une perspective extérieure, on transfère la morale dans le champ intérieure. En somme, pas de morale partagée, mais une morale subjective, personnelle.

Les musulmans traditionnels sont majoritaires dans le monde musulman. Leur différence avec des juifs ou des chrétiens traditionnels est mince. En fait, il y a comme un rapport de cousinage entre le judaïsme, le christianisme et l’islam – chaque foi nouvelle prétend incorporer des éléments de celle qui l’a précédée. Ce qui crée comme un espace interne de respect. Mais la nouveauté, c’est que les musulmans radicaux se tournent vers les musulmans traditionnels pour leur dire : « Dites voir, cet Occident auquel on a affaire n’a vraiment rien d’une société chrétienne, et n’est pas digne du respect traditionnel que le Coran porte au judaïsme et au christianisme. Cet Occident est à présent une société païenne. Il a été fondé par le christianisme et a fini par en sortir. C’est désormais une société séculière, athée. Pis encore, maintenant c’est un ennemi de la religion et des valeurs morales, il chasse sur vos terres et menace vos valeurs. »

Le musulman ordinaire y puise un motif bien plus puissant pour une forme de djihad qu’en n’importe quel détail de politique étrangère.

Œuvrer pour une Amérique meilleure

Ceux d’entre nous qui vivons aux États-Unis devons travailler pour une Amérique meilleure ici même, non pas pour des raisons de politique étrangère mais parce qu’en définitive la lutte pour savoir le genre d’Amérique nous voulons se déroule ici.

Quand vous avez une fille de neuf ans, vous êtes sans cesse à faire écran entre ses yeux et l’immoralité salace sous toutes ces formes, que vous ne pouvez réduire à néant, tant elle imprègne la culture. On peut ainsi comprendre pourquoi ces choses projetées à l’étranger auront ce genre d’effet.

La Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU est une remarquable prouesse car des gens de traditions religieuses très variées, tenant sur l’univers des discours si différents, peuvent s’accorder sur un noyau de normes morales. On peut se dire que l’idée de droits n’est rien d’autre qu’un transfert de l’idée de moralité dans le champ politique. Notre défi est de recouvrer une partie de cette base morale pour faire avancer la paix dans le monde.

Dinesh D’Souza est l’auteur de The Enemy at Home: the Cultural Left and Its responsibility for 9/11 (L’ennemi intérieur : la gauche culturelle et sa responsabilité dans le 11 septembre).