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Soyons dignes: Critique de la raison indignée

Point de vue de la FPU-France

Les mouvements d’indignés se multiplient dans le monde. Dans le meilleur des cas, ils traduisent de la sincérité, du courage et de l’engagement. Il y a aussi une dose de bonne conscience, de démagogie, de populisme. Surtout, le véritable enjeu de ce mouvement n’est jamais abordé. Car, au fond, qu’est-ce que la dignité humaine ? L’expérience montre que les mouvements protestataires et contestataires sans idéal positif aboutissent souvent à aggraver les maux qu’ils dénoncent. Nous proposons donc ici une critique de la raison indignée et une esquisse d’une théorie globale de la dignité.

« Indignez-vous ! », le manifeste de Stéphane Hessel, est le cri d’une génération de jeunes gens en colère, « les indignés ».

Le texte fut suivi de soulèvements énormes dans le monde arabe, puis des « indignés » ont fustigé l’austérité dans le monde entier. L’indignation de Hessel est-elle prophétique ?

La décennie 2001-2010 avait promu la culture de la paix, et les efforts pour favoriser la détente, l’apaisement, le consensus. Les prochaines années seront-elles des années d’indignation ? Est-ce souhaitable ?

Critique de la raison indignée

Hessel déteste l’indifférence et exalte la responsabilité. Parfait. Mais, comme disait l’abbé Pierre, « Quand on s'indigne, il convient de se demander si l’on est digne ».

Personne ne conteste à Stéphane Hessel sa stature. L’homme a laissé parler son cœur, il est méritant. Sa sincérité est indubitable, est-elle un gage de sagesse ? Hessel s’adresse prioritairement à des populations jeunes et manipulables, non sans démagogie.

L’indignation se justifie parfois. Erigée en posture ou en idéologie, elle est suspecte. Gyorgy Balint disait : « Je m'indigne, donc je suis ». Cette indignation comme sensation d’exister appelle de notre part une critique de la raison indignée.

Quelle est la généalogie de l’indignation ? L’historien Marc Ferro a écrit une « histoire du ressentiment », alors que le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans « Colère et temps » évoque les courroux récurrents de l’histoire.

La première figure de l’indigné, c’est Caïn. Dans Genèse 4, Caïn a des raisons naturelles de s’indigner : son cadet Abel a su faire une offrande et lui, l’aîné, est écarté par Dieu. C’est injuste et arbitraire. Caïn vivait cela. Longtemps diabolisé et réprouvé, Caïn a été réhabilité par les courants de pensée humanistes et matérialistes, pleins d’indulgence pour ce cousin du rebelle Prométhée. Lord Byron lui consacrera un poème, Baudelaire lui emboîtera le pas avec son cruel « Race d’Abel, race de Caïn ».

Certaines théologies peignirent un Caïn foncièrement méchant aux œuvres injustes, tuant l’irréprochable Abel. Ces procès manichéens oubliaient que Dieu a tout fait pour que Caïn se dignifie, au cœur même de son indignation contre son frère.

« Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ? »

Ici, Dieu ne défend pas Abel contre Caïn. Il défend Caïn contre lui-même. Il met en garde Caïn contre un faux maître qui flatte son indignation, et lui veut du mal. Dieu espère que Caïn transformera son indignation en une force bénéfique.

Gandhi fut jeté d’un wagon en gare de Petermarisburg, en Afrique du Sud, en mai 1893. Il avait un ticket de première classe, mais les lois raciales lui en interdisaient l’accès. Cette nuit-là, il reçoit l’illumination de sa vocation. Gandhi avait toutes les raisons d’être enragé et de rallier des foules d’indignés. Rejetant la tentation d’une indignation stérile Gandhi cherchera à devenir un homme digne, forçant l’ennemi à être digne et libre également. Gandhi trouvait ce combat non-violent plus efficace que l’indignation pure et simple.

Certes, Hessel prêche la non-violence à la fin de son pamphlet ; mais sans ascèse spirituelle, la non-violence est creuse.

Les grands indignés

D’après Hessel, le motif essentiel de la résistance fut l’indignation. Il dit que Sartre fut pour lui et sa génération un maître en indignation par son attachement farouche à la liberté. Hegel est pour lui un autre mentor de la liberté. Or, ceux qui connaissent Sartre et Hegel le savent bien : leur conception de la liberté est ambiguë. Par certains aspects, leur philosophie évoque le propos du révolutionnaire Chigaliov dans les Possédés de Dostoïevski : « Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité. »

Sartre adula l’esclavage soviétique, quand Camus et Aron s’en indignèrent.

Les figures qui eurent la plus grande influence sur l’histoire humaine étaient des maîtres spirituels. Le moteur de leur démarche fut souvent une immense indignation contre l’ampleur de la souffrance humaine. Toutefois, la liberté qu’ils ont cherchée diffère de la liberté de Sartre ou Hegel.

Du bouddhisme, retenons le Lotus de la Guirlande, où s’exprime une indignation contre la perversion universelle: « Livrés à la convoitise, la haine, l’ignorance, la dissimulation, la malhonnêteté, la duperie, et toutes les autres afflictions, nous avons donc été nuisibles les uns aux autres, pillant, violant et tuant et faisant tout le mal possible. Tous les êtres sensibles sont comme cela (...). En réfléchissant sur moi-même et sur les autres êtres sensibles, nous agissons sans honte dans le passé, le présent et le futur, alors que les Bouddhas du passé, du présent et du futur le voient et le savent tous. »

Hessel dit aux jeunes : « indignez-vous ! », et leur donne des mots d’ordre contemporains pour s’indigner. Mais lui-même ne s’implique pas. Le Lotus de la Guirlande évoque un remords collectif exprimé à la première personne du singulier et du pluriel, pour l’indignité de toujours. Devant une telle masse d’indignité, le bouddhisme ne laisse pour ainsi dire aucune illusion, sauf si l’on commence à vouloir se dignifier à l’exemple du Bouddha, à travailler sa bouddhéité.

L’apôtre Paul fut aussi un grand indigné : « Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais: ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. Or, si ce que je ne veux pas, je le fais, je suis d'accord avec la loi et reconnais qu'elle est bonne ; ce n'est donc pas moi qui agis ainsi, mais le péché qui habite en moi. Car je sais qu'en moi - je veux dire dans ma chair - le bien n'habite pas: vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. » (Rm 7.15-19)

Hessel ne présente aucune autocritique. Un homme de sa génération ne devrait-il pas aussi se dire : « si l’esprit de la résistance au totalitarisme était si bon et généreux, comment se fait-il que notre génération n’ait pas préparé un monde meilleur pour les générations actuelles ? Pourquoi l’être humain, qui se dépasse et se montre héroïque face au mal, progresse-t-il si médiocrement en temps de paix? »

Hessel est fier des acquis sociaux d’après-guerre, des conquêtes qui ont amélioré la vie quotidienne. Il se tait sur ce qui devrait tourmenter les résistants : ils ne purent empêcher leurs enfants de s’ennuyer et de faire la révolution de 1968. Le ressort de cette révolution ne fut pas l’indignation, mais l’hédonisme. Les résistants avaient fait la guerre à la haine, leurs enfants un peu gâtés crièrent : « faites l’amour, pas la guerre », avec une idée égotiste de l’amour.

Hessel désigne aux jeunes des motifs de s’indigner. Pourquoi ne pas leur indiquer ce dont ils pourraient être dignes ? L’être humain n’est pas créé pour s’indigner mais d’abord pour se dignifier. Nos sociétés savent écarter certains malheurs et revenir au calme. Elles sont peu créatives pour bâtir un bonheur collectif amenant la concorde. Or, il y a d’autres choix que s’ennuyer ou s’indigner. Il faut proclamer que la route de la dignité humaine est ouverte.

Soyons dignes: Pour une-théorie globale de la dignité humaine